Le futur musée maritime de Saint-Malo – Dossier, 1- Chronologie d’un gâchis


Il paraît pour le moins étrange qu’une ville comme Saint-Malo, dotée d’un riche patrimoine maritime et conservant des collections exceptionnelles, ne dispose pas d’un musée digne de ce nom. Pour comprendre cette situation paradoxale, retraçons l’histoire de ces dernières années.

2019 : Le musée d’Histoire de Saint-Malo, installé depuis 1950 dans le Grand Donjon et dans la tour Générale du château ferme ses portes. Il commémorait le riche passé maritime de la ville et les illustres malouins qui ont assuré son rayonnement. La tour Solidor, qui exposait des collections concernant les Cap Horniers et la navigation au long-cours, a fermé également. Depuis lors, la Ville ne dispose plus que d’un seul musée : le Mémorial 1939-1945 au Fort de la Cité d’Alet.

Ces fermetures étaient anticipées depuis fort longtemps, car les deux bâtiments ne correspondaient ni aux normes d’accessibilité du public ni aux exigences muséales de présentation des œuvres (hygrométrie, température, éclairage, etc…). De fait, un projet de musée maritime était à l’étude depuis le début des années 2000, dont nous retraçons les dernières étapes.

Février 2017 : La création d’un musée maritime à Saint-Malo sur le site des anciens silos, ainsi que la construction de réserves externalisées, est approuvée à l’unanimité par le conseil municipal (dont faisait partie Gilles Lurton, alors conseiller d’opposition).

Février 2018 : Au terme d’un concours international de maîtrise d’œuvre, le jury retient, parmi quatre candidatures, le cabinet d’architecture Kengo Kuma, disposant de deux antennes, à Tokyo et Paris. Le bâtiment est conçu comme « un musée dans les airs », un musée-belvédère, une icône-observatoire, un nouvel emblème au cœur de la cité. Minimiser l’emprise au sol, tout en affirmant une présence forte culminant à 28 mètres, c’est l’idée de ce projet qui fonctionne en articulation à distance entre la ville close et la ville moderne. À l’intérieur, la modularité des espaces a été recherchée dans un dispositif de plateaux libres pour abriter des expositions permanentes et temporaires sur 2800 m2. On vise l’ouverture des portes du musée en 2022. . L’atelier d’architecture Projectiles est retenu pour la muséographie. L’État devrait contribuer au financement à hauteur de 30 %, la Région à 20 %. Le Département devrait également apporter sa participation.

6 juin 2019 : inauguration de la Maison du projet, Quai Duguay-Trouin, espace de préfiguration qui organise des expositions et des conférences.

8 juin 2021 : Gilles Lurton, élu maire de Saint-Malo depuis un an, annonce que la ville met un terme au projet en cours de musée maritime sur le port et le justifie par un coût trop important des travaux, les entreprises soumissionnaires invoquant l’augmentation du prix des matériaux.  Le coût estimatif du bâtiment s’élève alors à 22 M€ HT. Cette décision solitaire apparaît d’autant plus contestable et incompréhensible qu’il existait d’autres solutions pour sauver le projet : relancer les appels d’offres, rediscuter le projet architectural, reconsidérer les bases financières, rechercher d’autres partenaires…

On lira avec intérêt le témoignage de l’ancien adjoint à la culture (de la municipalité précédente), Jean Bories, qui s’était passionnément investi dans le projet. Ces propos sont rapportés par Gerard Lebailly, ancien reporter à Ouest-France : https://fr.linkedin.com/pulse/mus%C3%A9e-maritime-de-saint-malo-histoire-dun-torpillage-g%C3%A9rard-lebailly

24 juillet 2021 : Suite à l’expression du désarroi et de l’indignation de ses administrés, la Ville de Saint-Malo annonce la relance du dossier. L’appel à candidature pour la construction des réserves est lancé en septembre.

Novembre 2021 : Le maire de Saint-Malo détaille la feuille de route du nouveau projet de musée, doté d’une enveloppe globale de 30 millions d’euros.

Juin 2022 : Un jury désigne l’architecte qui aura en charge la construction des futures réserves du musée de Saint-Malo : le groupement Hugues Fontenas architectes. Externalisées, elles seront implantées dans la zone d’activités de Fougerais. Sur un terrain de 4 235 m², sera construit un bâtiment spécifique d’une surface utile de 1 100 m² dans laquelle seront installés des bureaux de travail pour les chercheurs, la restauration des œuvres et seront conservées les 12 000 pièces de la collection du musée de Saint-Malo et celle de la Drasm (Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines), la Ville étant dépositaire notamment de la collection de l’épave de La Natière.

Novembre 2022 : « Pour faire des économies » (sic !), la ville reprend tout à zéro et fait plancher des cabinets d’études sur un nouveau lieu d’implantation, sur une nouvelle programmation, sur l’étude des publics. « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage », aux frais du contribuable, privé de musée pour un nombre indéterminé d’années supplémentaires. C’est donc en études redondantes que l’on consomme les surcoûts dénoncés en juin 2021.

Janvier 2023 : Le conseil scientifique est renouvelé. Neuf experts ont été invités à rejoindre cette nouvelle démarche. Parmi eux, on retrouve ainsi notamment le directeur du musée national de la Marine, Vincent Campredon, le directeur adjoint du département de la recherche et de l’enseignement du musée du quai Branly – Jacques-Chirac, Vincent Guigueno, ou encore le responsable de la station de biologie marine de Dinard du Muséum national d’Histoire naturelle, Éric Feunteun.

Avril 2023 : Les services de l’Etat notifient à la Ville le caractère inconstructible du site des anciens silos, qui est déclaré submersible.

Or, si vraiment le site des silos est « inconstructible », c’est toute une partie de l’Extra-Muros qui l’est aussi ! Autrement dit, plus de projets, plus de transformations, tout est gelé ! On est en pleine confusion. Les Malouins savent qu’il y a toujours eu deux ou trois tempêtes conjuguées avec des marées de fort coefficient qui ont inondé au plein de la marée et non pas « submergé » le quartier. Par ailleurs, la transformation de la partie orientale du bâtiment de la Cie des Pêches en restaurant qui ne désemplit pas démontre à la fois le potentiel et l’attractivité du lieu.

Fin août 2023 : On teste toujours la patience de l’administré malouin : la municipalité continue à tergiverser sur le choix du site, hésitant longuement entre trois impasses :

  • Chacun sait bien que la surface utile du château de la Briantais est insuffisante, sa localisation excentrée et sans lien avec le port.
  • Le bâtiment de l’École nationale de la marine marchande (ENSM) « comporte plus d’inconvénients que d’avantages » (dixit en 2022 Jacques Hardouin, conseiller municipal en charge du dossier). Il se trouve dans l’intra-muros déjà submergé par la foule en été, loin des stationnements, peu accessible aux véhicules de gros volume dans lesquels sont transportés les œuvres et mobiliers d’exposition. Il n’est pas évident qu’il arrivera à détourner les promeneurs des remparts.

L’option du château présente également nombre de complications qui rendraient très coûteuse sa transformation en un musée conforme aux principes d’une muséologie moderne. Le donjon ? outre son inadaptation aux collections, ne peut recevoir que 14 personnes par niveaux x 5 = 70 personnes à la fois maximum ; la tour Générale voisine, 19 personnes à la fois sur 3 étages. C’est ingérable avec une augmentation souhaitée des publics ; par ailleurs, l’affectation du château au musée obligerait la mairie à le quitter, entraînant une coûteuse opération de relogement des services.

La seule implantation valable, celle qui était prévue initialement en bordure du bassin Duguay-Trouin, sur le site des anciens silos, a été abandonnée pour faire place à un parking. Elle offrait pourtant de véritables avantages urbains et était adaptée à l’augmentation du nombre de visiteurs, nécessaire pour équilibrer la gestion de l’équipement.

Le site des anciens silos est présenté par la mairie comme un parti impossible, la zone étant inondable. On objectera qu’elle ne l’est ni plus ni moins que tout le quartier du Sillon et de Rocabey et que le musée serait de toutes façons moins lourd que les anciens silos.

Pourtant des solutions techniques ont été étudiées depuis longtemps pour réduire la vulnérabilité des territoires inondables. Rappelons qu’aux Pays-Bas, le tiers du territoire se situe sous le niveau de la mer : les musées, parmi les plus riches au monde, y sont pourtant nombreux.

L’implantation d’un musée est un véritable projet d’urbanisme et donc de réflexion sur la ville. Réutiliser un bâtiment existant inadapté pour ses débarrasser du problème, à soi-disant moindre coût immédiat, n’est pas une solution. L’aspect symbolique et « visible » du site sont très importants : «l’effet Bilbao » a bien prouvé qu’un équipement culturel majeur peut infléchir la trajectoire d’une ville et lui permettre de sortir d’une spirale du déclin par la culture et le tourisme.

Retrouvera-t-on la justesse et l’ambition du projet précédent ?

24 /11/2023 : En Conseil municipal, la mairie annonce retenir le site de l’école de la marine marchande (ENSM) : c’est finalement dans les murs et non plus sur le port que sera installé le futur musée maritime de Saint-Malo.

L’opposition déplore un projet qui « tourne le dos au port et à la ville ». Elle rappelle qu’en 2013, le maire René Couanau avait annoncé un musée Intra-muros, projet plombé par « les questions pratiques de la circulation, du stationnement, de l’accessibilité, des coûts de mise aux normes ». L’école de la marine marchande, certes, regarde vers la mer mais tourne le dos au port et à l’extra-muros en dépit de tout pragmatisme. Selon les élus, ce bâtiment aurait pu avoir une autre vocation, au service des habitants : « Une partie des 47 millions du programme Cœur de Ville aurait pu être utilisée pour créer des logements accessibles à des familles, aux saisonniers et étudiants. Cela aurait permis de ramener de la vie toute l’année Intra-muros. Au lieu de cela, la ville se retrouve avec un musée dans les murs, des coûts déjà engagés, une réserve à construire, des rénovations importantes à réaliser, un ancien projet abandonné : combien cela va-t-il coûter ? ». Leur conclusion est sans appel : « Pas d’ambition, pas de rayonnement, pas de pragmatisme, pas de solutions aux problèmes des habitants malouins. »

30/11/2023 : Claude Renoult, ancien maire, et Jean Bories, son ancien adjoint en charge de la culture et du musée, adressent au Pays Malouin et à Ouest-France une longue lettre ouverte, intitulée « le musée des petites ambitions » :

« Un musée ce doit être une grande ambition, c’est une projection vers le futur qui s’appuie sur l’histoire, qui doit s’adresser en priorité aux jeunes générations. L’ambition, c’est au Maire élu de la promouvoir, avec courage, en dépassant la vision de court terme vers laquelle l’expression de la rue l’aspire. À moins qu’il s’agisse simplement d’un calcul pour s’assurer des lendemains supposés plus confortables.

Un sondage ‘alibi’ auprès d’un public qui ne formera qu’une infime minorité des 150 000 visiteurs attendus chaque année, peut le laisser penser. Peut-être les mêmes qui considèrent qu’il y aurait trop de touristes Intra-Muros… »

 « Un musée, c’est une ambition portée par un projet muséal sérieux, longuement travaillé. C’est aussi un lieu qui se démarque et devient emblématique par sa situation et son architecture, comme un aimant. Comme il est maritime, des bateaux doivent pouvoir y accoster. Le projet précédent présentait toutes ces caractéristiques. Le site de l’ENSM n’en présente aucun, sauf à se situer Intra-Muros.

De quel projet muséal s’agit-il aujourd’hui ? Le précédent avait été construit avec minutie par un comité scientifique présidé par le regretté Professeur André Lespagnol, décédé en 2020, ancien président de l’Université de Rennes 2, reconnu comme un des meilleurs spécialistes mondiaux de l’histoire maritime et en particulier de celle de Saint-Malo.

Sur cette base, le projet avait été validé par le ministère de la Culture et faisait partie du ‘Plan Musées en Région’, ce qui lui garantissait un financement substantiel de l’État. Pour la Bretagne, seulement deux musées faisaient partie de cette liste ; le musée de Pont-Aven, maintenant ouvert au public, et le musée d’Histoire maritime de Saint-Malo, qu’en est-il aujourd’hui ? »

 « Le site de l’ENSM de l’Intra-Muros n’est pas historique, l’école n’y est implantée que depuis les années 50 après la reconstruction. Depuis Colbert, il y a plus de 3 siècles, l’Hydro a occupé de multiples endroits Intra-Muros, des plus insolites.

De plus, l’histoire maritime de notre ville ne s’est pas écrite uniquement Intra-Muros, le grand chantier naval Gautier, où ont été construits Le Français et le Pourquoi Pas du Commandant Charcot, était situé au fond du bassin Duguay-Trouin… »

« Le bâtiment de l’ENSM, s’il est un des beaux bâtiments issus de la reconstruction, ne s’en démarque pas. Pour un musée, il est notoirement inadapté, on parle et c’est évident de l’obligation de modifier les hauteurs sous plafond, il va falloir casser du béton, excusez du peu… Et c’est un bâtiment tout en fenêtres, les salles d’un musée n’en ont pas. On sait que la reconversion profonde d’un bâtiment existant coûte plus cher que la construction d’un bâtiment neuf, qui plus est si sa trame est inappropriée, qu’en diront les architectes du patrimoine ? »

 « Comment les camions qui transporteront les œuvres, à chaque exposition temporaire, depuis les réserves situées à l’extérieur, accèderont ils ? La lisibilité et l’accessibilité du bâtiment conditionnent la fréquentation, combien de visiteurs se sont rendus à l’exposition qui s’est tenue à cet endroit cet été ? Comment les cars acheminant des classes entières qui devaient effectuer régulièrement des sessions pédagogiques structurées quai Duguay-Trouin, approcheront-ils ? Quant à y accoster un bateau !

Ce projet coûtera plus cher à la ville que le projet qui a été abandonné et il ne faut pas oublier les subventions perdues, le coût des réserves et un 2ème financement de toutes les études réalisées pour Duguay-Trouin. Dans une interview donnée au Monde le 19 août 2021, le maire affirmait que ‘la raison de l’abandon du projet est uniquement financière’. Nous ouvrons les paris ».

14/12/2023 : Présentation au Conseil municipal du Projet scientifique et culturel (PSC) du futur musée, actualisant la version d’un projet de 2007. Le musée devra offrir une surface de 4000 m2. La municipalité se fixe une enveloppe budgétaire de 32,6 millions d’euros à laquelle il faut ajouter 3,7 m€ pour les réserves et 7 M € pour l’achat du bâtiment de l’ENSM.

26/1/2024 : lancement par la ville du concours de maîtrise d’œuvre du futur musée maritime.

3/4/ 2024 : Les 90 candidatures reçues ont été analysées par un comité technique. Un jury présidé par Guillaume Perrin, adjoint au maire et composé de personnalités extérieures et d’élus a retenu les 4 candidatures suivantes, pour un concours sur esquisse.

  • Atelier Philippe Prost / AAPP : c’est l’équipe qui a imaginé entre autres l’Anneau de la Mémoire, le Château de Caen, ou encore le Port Gallice à Juan-les-Pins… en collaboration avec Designers Unit qui a scénographié le Centre International d’Art Verrier, Musérial du Fort des Dunes et le Musée de la Ville de Bruxelles.
  • Construire : on leur doit notamment Le Sew dans la Ville, le Musée Maritime de La Rochelle ou le Musée national de l’histoire de l’immigration. En collaboration avec Du&Ma, scénographe du Musée – Maison Poincaré, Musée de la Monnaie de Paris, Musée des Confluences.
  • KAAN Architecten : ce sont les créateurs du Musée Royal des Beaux-Arts d’Anvers- KSMKA, du Palais Het Loo, ou encore le Centre Culturel, Médiathèque et Centre des Arts Vivants – UTOPIA. En collaboration avec GSM Studio, scénographie du Pavillon Dubai Creek : Birth of a City, Salle de l’Histoire canadienne, et de la Galerie de l’Alaska.
  • Willmotte et Associés : c’est l’agence qui a imaginé le Breus Art Center, le Musée Sursock, l’Hôtel Dieu à Le Puy-en-Valais. Rijksmuseum, Musée d’Arts islamiques de Doha, Musée des Arts Décoratifs de Paris pour la création scénographique.

En novembre 2024, le jury annoncera l’équipe retenue, composée d’architectes, de scénographes et de bureaux d’études.

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